Libérer la parole qui est en nous

« En Afrique, toute assemblée a ses lois, la palabre a les siennes ; elles sont simples. Chacun à son tour est invité à s’exprimer ; tous ont le devoir d’écouter jusqu’au bout, sans interrompre ; nul n’est laissé pour compte. Il n’est pas nécessaire qu’un jugement soit porté. Après avoir siégé, tous peuvent repartir en paix, un pas est franchi. »
Règle n°1 : liberté de propos
Règle n°2 : bienveillance, écoute et respect
Règle n°3 : égalité de tous devant la question humaine.
Autant de valeurs que je souhaite vous faire partager à travers ce blog et avec l’aide de toutes vos contributions !

samedi 7 janvier 2012

Islam et Christianisme

Nous sommes invités à nous rencontrer et à donner un sens à notre rencontre. L’expérience de Pierre Claverie.

«Une dimension de l’espérance» chez Christian  de Chergé.

Dans le dialogue Islamo-Chrétien.

Brève présentation de mes lectures.

Michel Bonemaison sma - décembre 2011



En mission en Afrique depuis août 1965 je prenais un temps de recul et achevais, à la catho de Paris, la rédaction d’un mémoire en théologie sur le dialogue entre les religions lorsque des frères dominicains m’invitaient à rencontrer Pierre Claverie, évêque d’Oran. La douceur de ses paroles et son respect à l’égard des personnes m’ont interpelé ainsi que la rigueur avec laquelle il refusait les différentes idéologies et les certitudes qui risquaient de gangréner les milieux religieux et politiques. Il repartait serein, témoin de Jésus-Christ, pour l’amour de Dieu et des hommes, offrant simplement sa vie pour la Vie de chacun. Il était assassiné deux mois plus tard le 1° août 1996.

L’approche des présidentielles en France, occasion de paroles peu tendres et souvent infondées à l’encontre de portions de populations, - les mouvements douloureux au Proche-Orient dont nous sommes témoins sans être vraiment informés, - puis, autour des déplacements de populations, la pression qui crée la peur, - ou encore, une manière de dénoncer les fondamentalismes dangereux etc. … tout cela m’a incité à relire ce beau témoignage de l’évêque d’Oran pour me resituer dans la paix et l’espérance.

Pierre Claverie
« Petit traité de la rencontre et du dialogue » Cerf 2004, 166 pages.
J’en livre deux passages parmi beaucoup d’autres très constructifs.
Dans son chapitre 4 intitulé « Jésus : un homme libre et libérant » l’auteur considère le regard de Jésus sur ses rencontres, la Samaritaine, Zachée, la femme adultère… « Dans le dialogue et la rencontre, il est extrêmement important de croire que je ne suis pas meilleur que l’autre, plus fort que l’autre, plus savant … que simplement je suis autre et que nous tenons notre valeur, l’un et l’autre, de la parole d’amour qui nous fait être maintenant chacun. A propos de cette parole qui fait ressusciter, … Tout ce que j’ai dit de la parole coranique ne m’empêche pas de croire que l’Esprit fait son œuvre par le Coran et dans tout le monde musulman et donc qu’on ne peut pas s’en tenir à l’examen des textes pour juger de la foi vivante des hommes et des femmes. … Le croyant peut être très proche de Dieu et le comprendre autrement que comme le maître qui dicte sa loi à l’esclave.» p 60-61.

A propos de l’Eglise invitée à se mettre en dialogue : « Couper le dialogue, refuser la rencontre, c’est amputer le corps et c’est empêcher la parole de vie de nous traverser tous, pour atteindre nos frères. Nous stérilisons une partie de ce corps lorsque nous coupons la communication par vanité, par orgueil, par volonté de dominer, par jalousie, par une prétention imbécile à être supérieurs aux autres ou meilleurs que les autres. » page 142

Je signale aussi un article récent, décembre 2011, sur la théologie de Pierre Claverie dans la revue Chemins de Dialogue n° 38 sous la plume de Jean-Jacques Perennès op, institut dominicain d’études orientales, Le Caire : « réflexions sur la théologie de la mission chez Pierre Claverie » pages 63-83. Et encore d’un autre article de la même revue je recopie ces quelques lignes page 90 : « A la suite de monseigneur Duval, Pierre Claverie, évêque d’Oran affirme à son tour : ‘‘le pluralisme est un défi majeur de notre temps. L’étranger, l’autre, revêt une importance vitale pour chacun’’. Et à quelques semaines de son assassinat en 1996, il ajoute avec la même radicalité évangélique : ‘‘la place de l’Eglise est sur les fractures du monde ; si elle n’est pas là, elle n’est nulle part’’. »


Christian de Chergé et ses frères moines étaient sur l’une de ces fractures du monde. Je suis revenu à Pierre Claverie après la lecture de la remarquable étude des écrits de Christian de Chergé où Christian Salenson fait apparaître la théologie sous-jacente à toute la pensée du prieur de Tibhirine: « Une théologie de l’espérance ». C. Salenson est actuellement directeur de l’Institut de sciences et de théologie des religions de Marseille.

Christian de Chergé
Christian Salenson « Une théologie de l’espérance » Bayard 2011, 253 pages.
En trois petits chapitres d’un ensemble de quarante pages est précisé le cheminement d’une vocation, sa construction, déjà au sein d’une Eglise qui libère et se libère par le renouvellement de sa théologie avec Vatican II, mais aussi au gré d’événements fondateurs dont le plus important est certainement le temps que Christian va vivre pendant la guerre d’Algérie.
De la deuxième partie je ne propose que trois points [en quelques pages que je cite in extenso], pour les souligner, parmi ceux qui retiennent le plus mon attention dans la croissance de la foi de Christian attisée par sa vie quotidienne au contact fraternel avec ses voisins musulmans et en harmonie avec ses frères moines cisterciens :

6. - la lecture du Coran, l’intertextualité : pages 98 à 100.

Christian de Chergé lit ensemble les écritures bibliques et le Coran. De nombreux exemples pourraient illustrer cette affirmation. Retenons le commentaire qu’il fait sur le Pain de Vie dans l’Evangile de Jean au chapitre VI, en ayant en arrière-fond la sourate de la Table servie. Dans la sourate, les apôtres adressent une demande à Jésus pour que son Seigneur fasse descendre une Table servie ! Jésus sollicite leur foi. Ils veulent des assurances. Jésus invoque Dieu, lui demandant de faire descendre une « Table servie » qui sera « une  fête » et « un signe ». De Chergé commente le discours sur le Pain de Vie. Jésus voit. Il voit le manque de pain, c’est-à-dire l’insatiable du cœur humain, la plénitude introuvable etc. … Et la clef du commentaire est empruntée à la sourate par un subtil jeu de mot : Dieu pourvoit … Il voit pour ! « Pourvois-nous des choses nécessaires à la vie ».

… Christian de Chergé ne fait donc pas une interprétation chrétienne du texte coranique, ni une interprétation coranique du texte chrétien. Il laisse les textes se répondre. Cette manière de faire est à proprement parler, un véritable dialogue des Ecritures par lequel les unes contribuent à mettre en valeur la beauté des autres, et leur sens. La question qui se pose alors : où Christian de Chergé a-t-il appris à lire ainsi ? Cette manière de lire est typique de la lectio divina telle qu’elle est pratiquée, en particulier dans la tradition cistercienne. Ainsi faisait Saint Bernard, à la suite de nombreux Pères de l’Eglise, passant d’un texte à l’autre, pratiquant une forme d’intertextualité, à l’intérieur du corpus biblique. La méthode de lecture est traditionnelle sauf qu’elle s’applique en l’occurrence à la lecture de textes d’une autre tradition religieuse … Un vrai cistercien lecteur du Coran !

Personnellement j’ai d’abord été appelé à relire les textes bibliques fondateurs en lien avec les mythes, archétypes de la pensée, de la culture du peuple Baatonu qui m’accueillait. Mais cela je ne l’ai pratiqué que dans l’oralité, tout comme progressivement dans les années 85-90, j’ai accepté l’invitation à le vivre entre l’Evangile et le Coran au sein de jeunes communautés chrétiennes lorsqu’elles accueillaient leurs frères de sang qui revenaient frais et moulus d’une formation coranique en Arabie Saoudite.
Chez Christian de Chergé je suis admiratif de la rigueur intellectuelle et comprends combien elle était nécessaire pour aller de l’avant.

8. – La communion des saints et la communauté : pages 134-138.

… La communion des saints est un concept-clef dans la pensée de Christian de Chergé. Si on lui posait la question : qu’est l’Eglise du Christ ? Il répondrait : « la communion des saints ». Aussi est-ce par ce concept de communion des saints qu’il convient d’entrer dans le mystère de l’Eglise.

Une nouvelle fois, nous devons nous référer à Mohammed, le garde-champêtre, dont la mort a révélé à Christian de Chergé le mystère présent et actuel de la communion des saints. Cet homme, père de famille, s’est interposé pour sauver Christian, il a été retrouvé mort le lendemain ! Il dit qu’à partir de cet évènement «  a commencé un pèlerinage vers la communion des saints où chrétiens et musulmans, et tant d’autres avec eux, partagent la même joie filiale ». Mohammed en est le signe toujours présent « car je sais pouvoir fixer à ce terme de mon espérance au moins un musulman, ce frère bien-aimé, qui a vécu jusque dans sa mort l’imitation de Jésus-Christ. Et chaque eucharistie me le rend infiniment présent dans la réalité du corps de Gloire où le don de sa vie a pris toute sa dimension pour moi et pour la multitude ». D’ailleurs une même foi en la communion des saints unit chrétiens et musulmans et c’est une des raisons pour laquelle il privilégie cette notion. « Ce dernier mystère, essentiel pour nous, indique le lieu de la rencontre sans donner prise sur le chemin qui y conduit ». Il s’agit alors pour les uns et les autres de se laisser conduire par cette foi commune. « On se laisse alors stimuler et l’Esprit de Jésus reste libre de faire ce travail entre nous, se servant de la différence, même de celle qui nous heurte. Nous le reconnaissons à son œuvre. Nous recevons de la prière silencieuse longuement vécue côte à côte, avec nos amis soufis notamment, un sentiment de plénitude qui trompe d’autant moins que nous le savons profondément partagé. Dieu en sait davantage ! »

… La communion des saints est là, présente et offerte aujourd’hui, même si elle demeure cachée à nos yeux. Mohammed est dans cette communion et avec lui combien d’autres musulmans ! Même si elle ne se révèlera que dans la pleine lumière au-delà de notre mort, c’est un au-delà présent, un au-delà qui vient vers nous. Nous pouvons en voir les signes et sentir les effluves …

Qui appartient à l’Eglise ? Le concile a évité, dans Lumen Gentium et Gaudium et Spes, le seul terme d’appartenance, préférant parler d’ordination au peuple de Dieu ou de participation au mystère pascal, mais on peut s’interroger : « qui sont-ils tous ceux-là ? » « Qui sont-ils tous ces gens vêtus de blanc et d’où viennent-ils ? » demande le témoin de l’Apocalypse. «  … Eh quoi ! Répondrait le Maître, ton cœur est-il étroit parce que mon ciel est large et parce que s’y trouvent nombre de demeures ? Mystère de cet appel universel pour nous qui tentons de nous tenir dès maintenant devant le trône de l’agneau ».

Nous avons tous un « ami différent » qui est « bien » … à la suite de Christian nous voilà invités à ouvrir notre cœur et à désirer une « demeure » pour tous ceux qui nous sont différents ou mieux, dont nous sommes différents.
Le message du livre de l’Apocalypse j’ai eu le bonheur de le proposer plusieurs fois à l’occasion de retraites spirituelles ; c’est étonnant l’ouverture aux autres qu’il peut susciter. C’est une joie de le relire grâce à Christian dont la foi illimitée en la communion des saints m’aide à resituer mon espérance, à la renouveler, à la conforter.

L’espérance : pages 169-171.

L’espérance est ce qui nous fait habiter aujourd’hui l’au-delà de la mort, qui nous fait habiter la communion des saints et qui nous permet de l’incarner. L’espérance est ce qui nous maintient à notre place qui fait que nous sommes dans le monde et pas du monde. Elle nous fait nous tenir « dans la peur du lendemain, vaincue par la patience d’aujourd’hui … Dans la peur de la mort violente, vaincue par la présence du Vivant … Dans la peur de la guerre civile, vaincue par la certitude que la paix n’est pas de ce monde … Dans la peur de l’Islam et de l’intolérance, vaincue par le don de l’Esprit œuvrant la communion des saints… »

Les soixante dernière pages de l’ouvrage proposent des manières d’être, de penser, de vivre la rencontre entre chrétiens et musulmans aujourd’hui ; une adresse toute spéciale à l’Eglise, et, c’est moi qui ajoute, aux Eglises en invitant les frères de toutes les confessions chrétiennes dans cette démarche sans limite.

Michel Bonemaison sma
Le Cendre 30 décembre 2011